Alger, rue Anatole-France. Une manifestation des années 90. Un des manifestants devant une plaque portant le nom de ladite rue. Il barre «France», uniquement, qu’il remplace par Djazaïr, en français Algérie.
Fils d’un berger illettré, Anatole Djazaïr, donc, nous raconte son enfance, rurale, entre ses deux écoles, la coranique et celle de la puissance coloniale, jusqu’à la guerre d’Indépendance, puis jusqu’à son passage récent en France. Il n’a aucune nostalgie d’une Algérie idyllique, qui aurait été gangrenée par des «intégristes» ; le ver était déjà dans le fruit dès le maquis du Front de libération nationale algérien, le FLN.
Les lettrés qui ont rejoint le maquis et qui en sont sortis vivants sont ceux qui avaient compris qu’il leur faudrait commencer par oublier ce qu’ils avaient appris à l’école des colonisateurs, sous peine d’être traités comme des traîtres. A l’époque, l’auteur était interne dans un lycée, lorsque des maquisards sont venus rafler les élèves arabes. Ces derniers ont été sauvés par une sorte de solidarité des « camarades » français, qui, pourtant, soutenaient majoritairement l’Algérie française et l’OAS…
Plus tard, le gouvernement issu du FLN implante des usines à côté de nombre de villages, avant même d’y envoyer des instituteurs : une prolétarisation sans transition, incomplète et réversible. Lorsque ces usines deviendront obsolètes, la « modernisation » aura échoué, laissant le champ libre aux prêcheurs de tous poils, devant lesquels s’alignent les nouveaux damnés de la terre. Anatole Djazaïr interpelle, tout au long de ces pages, ces «égorgeurs» nouveaux, auxquels il prête une désespérance devant un monde qui leur échappe
Mais en quoi tout cela peut-il bien concerner un public de lecteurs suisses ? L’auteur du livre dérange car il remet en question les interprétations habituelles sur les bons et les méchants de l’histoire… et les idées reçues sur les «colonisateurs», et les «colonisés», les «libérateurs» et les «libérés», etc.
La mémoire partagée entre les Suisses, les Algériens et les Français est fort mince et courte, lorsque ce partage existe du tout… La vision du colonialisme et même du post-colonialisme semble donc lointaine, en tout cas extérieure à l’histoire de la Suisse …
Comme pour les idées reçues entre Algériens et Français, on pourrait remettre en question la mémoire distante (voire amnésique) de la Suisse officielle.
Les conséquences sont en effet encore visibles du pillage économique organisé sur des siècles par les pays industrialisés qui ont construit leur richesse aux dépens des pays colonisés, puis tiers-mondisés, et continuent à le faire ; cela concerne toute l’Europe, (y compris la Suisse)… Aujourd’hui encore, la présence des Suisses dans les anciennes colonies, rapportée à la population du pays, est la plus élevée au monde, en population comme en capitaux.
Corollairement, beaucoup de Suisses, tout comme d’autres Occidentaux, ont une conception naïve de l’humanitaire, réparateur de la misère des pays défavorisés devenus «Tiers-monde », ou encore des «effets collatéraux» de l’exploitation des ressources de ces pays. Bref, la main droite ne sait pas ce que fait la main gauche…