Se réconcilier avec l’accord du Participe Passé

Dans mes activités d’enseignement de la langue française, je fais régulièrement face à l’incompréhension, l’accablement voire la désolation des apprenants à qui je m’applique à transmettre les règles d’accord du Participe Passé. Peut-être que vous-même avez été cet élève qui s’est exaspéré ou même désespéré devant la complexité et l’absurdité de ces règles.

Afin que mes élèves puissent faire preuve d’indulgence envers eux-mêmes et aborder ce périlleux chapitre avec un peu d’humour et de légèreté, j’ai un jour décidé de leur présenter l’historique de ces règles, tout aussi saugrenu que les règles elles-mêmes. 

Le respecté et respectable Bescherelle dit : « La règle de l’accord du participe passé avec le complément d’objet antéposé est l’une des plus artificielles de la langue française. ».

Il n’est pas le seul. Une professeure émérite de sciences du langage à L’Université de la Sorbonne, Sylvie Plane explique que « Cet accord n’a rien d’intuitif. La langue française, c’est d’abord l’accord entre le sujet et le verbe. Elle est construite ainsi, comme toutes les langues indo-européennes (ce qui n’est pas le cas de toutes les langues au monde). Cette règle est donc une exception qui a une histoire… »

Alors, quelle est cette histoire ? 

Bien que de nombreuses hypothèses aient été émises à ce sujet, la plus vraisemblable est qu’il s’agirait d’une erreur d’écriture trouvant son origine au Moyen-Âge, époque où seuls les moines copistes maîtrisaient l’écriture, et qui se serait perpétuée. Cette explication semble plausible car l’histoire nous confirme que ces moines, dont les conditions de travail étaient peu confortables et loin d’être idéales, sont à l’origine d’autres règles étranges de la langue française.

Chargés de recopier des textes religieux dans des manuscrits coûteux à fabriquer, ils étaient contraints de retranscrire les mots en utilisant le moins d’espace possible et en recourant à de nombreuses abréviations afin de gagner de la place. Les techniques d’écriture d’antan n’offraient évidemment aucun dispositif de correction que l’on connaît aujourd’hui.

 Alors, quand un moine écrivait « Les disciples que Jésus a vus » il savait qu’il s’agissait des disciples et il ajoutait donc un « S » au participe passé. Mais lorsqu’il écrivait « Jésus a vu les disciples », il n’était pas en mesure de faire un accord, car il ne savait pas encore ce que Jésus avait vu.

On pourrait juger que ces moines étaient paresseux et leur reprocher de ne pas revenir en arrière pour rajouter un « S ». Seulement, nous savons qu’ils retranscrivaient les textes sans séparer les mots et qu’il leur était donc impossible de compléter leurs écrits.

Si l’on attribue l’origine de cette règle aux moines copistes, sa diffusion jusqu’à nos jours est encore une autre histoire.

Au 16ème siècle, le Français était une langue inachevée, en construction. De nombreuses règles utilisées de nos jours n’existaient tout simplement pas.

L’orthographe n’est pas née en même temps que l’écriture bien que chaque langage écrit possède, dès le départ, un minimum de règles lui permettant d’être écrit et lu. L’orthographe de la langue française telle que nous la connaissons aujourd’hui, ne s’est établie que peu à peu.

En 1538, alors qu’on commençait à imprimer les premiers écrits francophones et que le roi François 1er savait qu’il existait diverses formes d’accords, il demanda conseil à Clément Marot, qui était son valet de chambre et poète officiel, afin de clarifier le tout pour que l’on puisse établir une règle qui régirait cet accord.

Marot, qui était fortement influencé par l’Italie et sa langue qui lui paraissait la langue modèle, en était venu à utiliser une règle d’accord des participes, inspirée par la grammaire italienne et qui s’apparente à celle que nous appliquons encore de nos jours : l’accord se fait avec le nom ou le pronom qui précède le verbe.

Malgré les protestations des grammairiens de l’époque qui jugeaient cette norme incongrue, on décida qu’il serait plus utile d’avoir une règle précise qui permettrait à tous de mettre en application la même afin d’assurer une certaine continuité linguistique. On retint donc la règle mise en avant par ce poète.

Il s’en est fallu de peu que la règle instituée par Marot ne fût abolie par le pouvoir politique.

En 1635, Richelieu créa l’Académie française, chargée d’établir un dictionnaire et une grammaire de la langue française. L’Académie française légitimera et conservera cette règle.

Quelques décennies plus tard, Voltaire affirmera : “Clément Marot a ramené deux choses d’Italie : la vérole et l’accord du participe passé… Je pense que c’est le deuxième qui a fait le plus de ravages !

En 1900, un ministre de l’Instruction publique courageux, Georges Leygues, publia un arrêté qui “tolérait” l’absence d’accord. Mais la pression de l’Académie française fut telle que le ministre fut obligé de remplacer son arrêté par un autre texte qui, publié en 1901, supprime la tolérance de l’absence d’accord, sauf dans le cas où le participe est suivi d’un infinitif ou d’un participe présent ou passé.

Voilà comment cette règle a traversé l’histoire et le temps pour finalement demeurer au cœur des rouages de notre langue aujourd’hui. 

Mais le français continue et continuera d’évoluer car il ne s’agit pas d’une langue figée aux règles immuables, bien heureusement, cela la vouerait inévitablement à devenir une langue morte et disparaître.

Régulièrement, des linguistes avant-gardistes voire téméraires demandent la modification de cette règle de grammaire afin faciliter son enseignement, pour l’instant en vain…

Sylvie Guyot