Tout commence le jeudi, avec un message WhatsApp qui apparait sur mon ordinateur Bjr, un rdv à quelle heure le mercredi 17 janvier. Bon après-midi. 😊
AB est une dame retraitée depuis une bonne dizaine d’années. Elle est active dans la communauté des sourds et participe volontiers aux activités organisées par les aînés sourds. Mais elle n’a pas de famille proche. Très indépendante, elle a cependant pris l’habitude de me solliciter lorsqu’elle n’est pas sûre de remplir correctement un formulaire administratif ou lorsqu’elle veut rédiger une réclamation concernant un abonnement téléphonique. C’est une dame très organisée qui apprécie de prendre ses rendez-vous très à l’avance. C’est bien sûr pratique pour moi, mais je dois faire attention à trouver une plage horaire qui convient pour elle et qui me laisse de la latitude pour les prochaines demandes que je recevrai ces prochains jours. Et je dois bien sûr veiller à lui donner réponse rapidement. La procrastination, ce sera pour une autre fois !
Mon outil est très simple : un fichier Excel enregistré dans mon dossier Dropbox ; ainsi, je peux le mettre à jour au fur et à mesure que les jours passent, que je sois à la maison ou à l’extérieur.
Le jour dit, AB est bien sûr présente, elle vient même souvent 15 minutes en avance, ce qui est utile et me permet de planifier un peu mieux encore les passages des uns et des autres. Après une vingtaine de minutes, j’ai pu traiter toutes les demandes d’AB et je prends congé d’elle après avoir échangé encore quelques amabilités d’usage, toujours très agréables. A son départ, je me prépare pour mon client suivant, TH, qui vit loin de Lausanne, et qui n’a pas de moyens pour venir facilement sur place ce d’autant plus qu’il a une vie de famille. J’installe mon smartphone devant moi, posé sur l’écran de mon ordinateur. J’envoie un message sur WhatsApp : je suis prêt ! Il m’appelle, et commence à expliquer sa demande. Pour plus de clarté, il m’a envoyé un mail qu’il a reçu de la part d’un avocat spécialisé dans les prestations sociales. Il me demande de le lui traduire encore une fois en langue des signes ; TH veut être sûr d’avoir bien compris. Puis il me signe[1] le projet de réponse qu’il souhaiterait envoyer. Je rédige le texte dans mon logiciel de gestion des courriels, ce qui me prend 3–4 minutes. Durant tout ce temps, la connexion vidéo est restée enclenchée et TH vaque patiemment à ses occupations. Lorsque j’ai terminé, je fais un geste de la main, montrant que je suis prêt. Je lui traduis alors en langue des signes la proposition de réponse que je viens de rédiger. TH acquiesce puis se souvient qu’il a oublié un élément qu’il tient à inclure dans le texte ; il me le signe. Parfois, le contexte n’est pas clair, et je me permets de lui demander de me répéter avant de lui envoyer la version définitive. D’ailleurs, l’expérience montre que les entretiens vidéo, s’ils sont très pratiques puisqu’ils évitent aux clients de se déplacer sur Lausanne en plein centre-ville, ils sont en général plus chronophages et le dialogue via WhatsApp vidéo est parfois parasité par des coupures, des lenteurs de connexions – mais en général cela reste heureusement gérable. Dans le cas qui nous occupe, TH, une fois qu’il aura réceptionné mon courriel, se chargera de procéder à un copier-coller et enverra le message lui-même à son avocat.
Je me rends compte que la batterie de mon smartphone est bientôt déchargée ; je le rebranche, et profite d’un petit trou de 5 minutes pour actionner la machine à café, passer aux toilettes avant de retrouver mon client suivant par écrans interposés.
Ma permanence d’écrivain public a lieu chaque semaine dans les bureaux de la Fédération suisse des sourds (SGB-FSS)[2], le mercredi, depuis 16H00 jusqu’à passé 22H00. C’est évidemment très prenant mais c’est surtout passionnant. La vie de chacune des personnes que je suis amené à rencontrer est incroyablement bigarrée…et surtout, il y a cette récompense immatérielle, lorsque j’ai pu répondre à une demande, lorsqu’un sourire se dessine, et que des poignées de mains viennent clore cette rencontre.
Schématiquement, il y a trois types de clients pour la permanence :
- Les réguliers. Comme des piliers de bar, ils viennent chaque semaine et ont leurs heures préférées.
- Les occasionnels. On ne sait jamais quand ils auront besoin de mes services (une fois sur deux, une fois sur trois)
- Les étoiles filantes. Ils n’ont besoin de la permanence que très exceptionnellement et disparaissent aussi vite qu’ils n’étaient apparus.
Une permanence dure 30 minutes, avec possibilité de rajouter 1–2 quarts d’heure (tarif : 5.-), pour une durée maximale de 60 minutes. Le défi est donc de contenter toutes les personnes demandeuses, de respecter la planification et d’avoir suffisamment de discipline pour que l’horaire puisse être tenu jusqu’à la fin de la soirée. Et bien sûr, de trouver un moment pour manger et reprendre des forces entre deux clients ! Je m’arrange souvent pour placer les réguliers non pas à la suite mais tout au long de la soirée de la permanence, ce qui me laisse de la latitude ; il est bien sûr important de ne pas privilégier les réguliers au détriment des autres et de pouvoir traiter chacun autant que possible sur un pied d’égalité.
Au fil des années, les habitués sont devenus plus nombreux et la demande demeure forte (en général, j’ai 10–12 clients chaque mercredi, avec des creux à 6 personnes ou des pointes à 14 !). Heureusement, presque tout le monde sait que je dois être prévenu si une demande prendra plus longtemps qu’habituellement, et que la limite des 30 minutes sera dépassée. Cela me permet de m’organiser en conséquence. A ses débuts, en 2004, la permanence d’écrivain public pour les sourds n’était pas aussi fréquentée. Durant ces premiers temps héroïques, il m’est même arrivé d’être venu juste pour 5–10 minutes avant de plier bagages !
Il est presque 23 heures lorsque la permanence s’achève – j’ai juste le temps de ranger mes affaires, de faire place nette, et de dévaler la rue du Petit-Chêne pour reprendre le train et regagner mon domicile. Le temps que j’arrive à la maison, je sais que tous les membres de ma petite famille seront déjà lovés dans les bras de Morphée, et je me réjouis bien sûr de les rejoindre. Mais avant ce repos bien mérité, je profite du trajet ferroviaire pour liquider les affaires administratives : en effet, pour chaque client, je dois créer un fichier PDF et indiquer les horaires ainsi que la durée de la prestation. Une fois ces fichiers créés, je pourrai alors être payé par l’organisme qui m’emploie.
Il y aurait encore bien d’autres éléments à évoquer à propos de cette permanence: la confidentialité, la capacité et le niveau de langue des signes si varié d’une personne à l’autre, la question des limites des compétences d’un écrivain public (qui n’est pas un assistant social), et je n’ai pas non plus mentionné mes collègues écrivains publics pour les sourds de Suisse romande qui sont également en poste en Valais, à Genève et à Fribourg !
Robin Masur, écrivain public pour les sourds, depuis 2004.
[1] les personnes sourdes s’exprimant en langue des signes, dans ce contexte, le verbe signer équivaut à parler / s’exprimer / dire.
[2] Depuis le 1er janvier 2024, les permanences d’écrivain public ne sont plus gérées par la SGB-FSS mais sous-traitées à un autre organisme, l’ASRLS (Association Suisse romande pour la langue des signes).