– Elle était jolie, non ?
Je regarde la photo. Oui, on peut dire ça. Une brunette aux cheveux courts d’une vingtaine d’années, souriante, les joues rondes, une ombre de l’enfance proche flottant encore sur le visage. Pas non plus de quoi s’extasier, mais une fraîcheur touchante.
La toute petite dame frisée reste quelques instants silencieuse. Aurait-elle souhaité que je m’attarde davantage dans la contemplation du cliché ? Que j’exprime des louanges plus appuyées ? Ce n’est pas impossible.
Le tout petit monsieur chauve, son mari, le père de la brunette, ne dit rien non plus. Il serre sur ses genoux une toque en fourrure probablement synthétique. Je ne suis pas expert en fourrure…
Si lui ne dit rien, je ne crois pas qu’il rumine pour autant de quelconques arrière-pensées. Il n’a en fait pas prononcé un mot depuis leur arrivée sauf le «bonjour» de rigueur. Je le sens gêné. Comme sa femme d’ailleurs. Sauf que, chez elle, le désarroi se traduit en volubilité. J’en viens à me demander s’il ne désapprouve pas la démarche, si elle ne l’a pas traîné là, s’il ne s’est pas laissé faire parce qu’entre eux, ça fonctionne comme ça. Tout à l’heure, je verrai que ce n’est pas la bonne analyse.
Elle a parlé de sa fille au passé. Pourtant, ce qui ressemble pratiquement à l’évocation d’un deuil ne correspond à aucun décès. Ce dont il est question se dévoile peu à peu : un arrachement accompagné d’une sorte de terreur.
La petite brune n’a pas non plus disparu. Une adresse, un numéro de téléphone sont disponibles. Elle s’est éloignée. Vers une grande métropole du Nord de la France. A une poignée de minutes en TGV. Sauf qu’à les entendre, pour la petite dame frisée et le petit monsieur chauve, prendre le TGV, cela ressemble vaguement à s’embarquer sur un paquebot le temps d’une traversée transatlantique. Une expédition. A préparer minutieusement. Mais ce n’est pas le pire.
Derrière ce départ, il y a un travail. Ça, ils l’admettent. Ils en seraient même plutôt fiers. Elle a fréquenté l’université, elle possède un diplôme, et aller chercher un emploi, ils le savent, cela peut supposer de migrer. D’ailleurs, pour ce qui est de migrer, selon toute vraisemblance, ils connaissent. Sans doute dans des conditions plus douloureuses.
Seulement, derrière ce départ, il y a aussi un homme. Pas un mari. Un homme. Déjà, on perçoit un léger désaveu devant cette forme de vie à deux sans traduction officielle. Peut-être pardonneraient-ils assez facilement cet accroc aux conventions s’il n’y avait autre chose. Qui n’est pas de l’ordre de la condamnation morale. Non. Ce qui affleure, c’est une inquiétude profonde proche de la détresse.
Intervient alors une seconde photo sortie, comme la précédente, du sac à main et glissée vers moi sur la surface du bureau.
La même jolie brunette comptant quelques années supplémentaires. Assez peu, probablement, mais suffisamment pour franchir l’invisible frontière de l’adolescence et offrir la silhouette d’une jeune adulte. Affinée. Plus élancée. Vêtue différemment aussi, avec cette sorte de fluidité éloignant des approximations de l’âge précédent, celui pendant lequel on ne sait jamais s’il faut « montrer » ou pas. Et, qui, du coup, mène à des choix extrêmes souvent hasardeux. Ici s’esquisse un début de maturité.
Doit-on, dès lors, considérer cette évolution comme entrant dans l’ordre naturel des choses ?
Ce n’est pas l’avis des parents.
En fait, cette nouvelle photo n’a pas vocation à prendre place dans un album pour, simplement, témoigner de la marche du temps. A leurs yeux, elle constitue avant tout la preuve absolue du bien-fondé de leur peur. Même si, dans la réalité, le geste demeure mesuré, ils ne se contentent pas de la montrer : ils la brandissent. Elle vient à l’appui d’accusations bientôt proférées par la mère d’une voix sourde, légèrement chevrotante. Derrière cette expression hésitante se dissimulent à grand-peine les larmes, l’angoisse et la honte mêlées. Car nous ne distinguons pas la même chose.
Là où j’ai perçu l’émergence d’une femme, ils contemplent avec horreur le dépérissement de leur enfant. Perception résumée par cette interpellation désolée :
– Vous avez vu comme elle est maigre ?
Sans attendre la réponse, se dévide la litanie de leur malheur. Cet homme ne s’est pas contenté d’offrir à leur fille une vie en marge des conventions familiales. Il a opéré une sorte de rapt, la tient sous sa coupe, l’oblige à couper toute relation avec ses parents, interdit le téléphone, les visites… Elle-même se replie, se cache sous l’influence maléfique de son compagnon.
Un signe qui ne trompe pas ? Lorsqu’ils ont fait malgré tout le déplacement, la dernière fois, elle ne les a pas reçus à son domicile : ils sont allés déjeuner dans un Mac Do. Dans un autre contexte, j’aurais tenté un peu d’humour en compatissant à cette torture gastronomique. Ce n’est vraiment pas le moment de m’y risquer.
Et d’en revenir à ce second cliché. En insistant sur ce qu’ils considèrent comme une insoutenable dégradation physique. D’une manière si appuyée que je commence à soupçonner une forme de non-dit m’amenant à aborder de front l’éventualité d’une véritable maltraitance.
C’est bien ce qu’ils voulaient suggérer et, en même temps, ne disposant à l’évidence d’aucun élément concret (pas de confidences, pas d’hématomes visibles), j’ai la nette impression que d’avoir percé leurs pensées intimes les perturbe encore un peu plus. Surtout qu’il faut bien me répondre et avouer ainsi, au moins implicitement, la parfaite subjectivité de leur malaise. Dans la foulée, il est question d’une visite au commissariat. Là-bas, dans le Nord ? A Paris ? Ce n’est pas très clair. Mais ce qu’ils ont retiré de la démarche ne comporte aucune surprise : «Votre fille est majeure, s’il y a un problème, elle doit venir elle-même.»
Bien sûr. Je confirme en quelques mots cet aspect basique de notre Droit. Je n’en serai pas quitte pour autant.
J’enregistre quelques propos flous sur les «relations» locales de la famille de cet homme source de toutes les souffrances de la brunette. Avec en prime un nom qui ne m’évoque rien. Mais dont le prestige supposé expliquerait l’inactivité de la police. Eléments tendant finalement à montrer qu’ils ont tenté leur chance «là-haut».
Je les regarde. Le père, toujours silencieux. La mère, intarissable et frémissante d’indignation. Je vois mal la suite à donner à ce scénario façon «Affaire de Bruay-en-Artois» modèle années 70. Sur ce dernier point, des idées, ils en ont, eux. Au moins une. Ils sont venus à une permanence d’écrivain public, n’est-ce pas ? Alors écrivons.
A qui ? A l’employeur de leur fille.
Pourquoi ? Pour raconter toute l’histoire et le prier de trouver un autre poste à « l’enfant » en région parisienne. Sous leur protection.
Confusion des esprits et des genres.
Dans une posture à mi-chemin entre psy et directeur de conscience, je tâche d’y mettre bon ordre. Je commence par préconiser de renoncer à ce courrier. Dans l’intérêt même de la brunette dont le patron n’a pas à connaître la vie privée. Et ne doit pas davantage se mêler à en gérer les soubresauts.
Ils hésitent, se consultent du regard puis acquiescent. Je ne suis pas certain de les avoir convaincus. Je sens une difficulté à me contredire peut-être au nom d’une sorte de respect pour celui censé détenir le savoir.
Ils vont repartir. Les mains vides, en quelque sorte. Pour éviter cette déception supplémentaire, je leur recommande deux contacts et fournis les adresses. La première est celle d’une association spécialisée dans la défense des femmes. L’autre correspond à la permanence hebdomadaire, dans le quartier, d’un bus affrété par les avocats du Barreau de Paris : consultation juridique gratuite.
Ils se lèvent. La mère sort de la pièce, le père se retourne vers moi et, enfin, prend la parole. Quelques phrases comme pour s’excuser. De m’avoir autant retenu. D’avoir ainsi étalé au grand jour leur secret familial. Leurs tripes. Puis il me demande si j’ai des enfants. Anticipant la suite, je réponds positivement en précisant immédiatement qu’il s’agit d’un garçon et… d’une fille. Je le vois rassuré. Il ne pense certainement pas «complicité». Trop de timidité pour cela. Plutôt, je pense, partage d’une vibration indicible. Il me serre la main, longuement, les yeux humides, hochant la tête en signe probable d’incrédulité face à ce qui lui arrive, à ce qu’il s’oblige à faire, et s’éloigne enfin.
Trois semaines plus tard ils sont de retour. Cette fois, la mère seule viendra jusqu’au bureau. Lui attend dans l’entrée du Centre.
Elle expose brièvement le résultat des deux visites effectuées sur ma recommandation. Dans les deux cas, un discours identique ramenant au premier plan la majorité de leur fille et l’absolue nécessité de s’appuyer sur une démarche de sa part.
Alors ?
Eh bien, c’est très simple : elle en revient à cette histoire de courrier à l’employeur.
En bonne logique, j’aurais dû maintenir la position adoptée la fois précédente. Seulement, dans ces conditions, la logique…
J’en suis le premier surpris, mais le barrage cède d’un coup sans crier gare. Rationalité, bon sens, prudence, protection de la vie privée, autant d’objections oubliées, balayées. De plein fouet m’assaille d’abord cette détresse face à laquelle il n’y a rien de tangible à offrir. Avoir des enfants, c’est, entre autres, se confronter à une peur continue plus ou moins diffuse. Je n’énonce pas ici une vérité universelle et intemporelle ; j’exprime une expérience et, de fait, une forme de solidarité spontanée avec ces gens si différents de moi pourtant Certains s’accommodent plus facilement de ce type d’incertitude. Ils sont plus forts. Tant mieux pour eux.
Dans la position qui est la mienne et en ce lieu, il est bien sûr impératif de se fixer un cap et, dans la mesure du possible, de s’y tenir. En même temps, se cacher ce qui se joue en profondeur dans une relation fondée d’abord sur la confiance, sur l’absence de jugement, c’est passer à côté de l’autre dimension, tout aussi essentielle. Celle justifiant pour une bonne part la visite de nos « clients ». Quant à maintenir entre les deux l’équilibre raisonnable, cela relève de l’aléa total. La preuve…
Et donc… il y aura une lettre. Une missive dans laquelle, malgré tout, je m’efforce de m’en tenir à une prudente réserve. Le patron sera avisé, par les parents, de difficultés personnelles justifiant, selon eux, une migration vers Paris de leur grande fille perdue. Pas de détails. Sobriété.
Ils s’en sont allés, je crois, avec cet irremplaçable réconfort d’avoir agi. D’avoir tenté. De ne pas s’être résolus à subir. D’avoir accompli leur devoir de parents. La logique s’en contentera.
Le tout petit monsieur chauve n’a rien dit. Il m’a juste salué de loin.
La toute petite dame frisée lui expliquera.
Mon pronostic est que la démarche demeurera sans suite.
Ils ne sont, pour autant que je sache, jamais revenus.