Ecrivain public A. Djazaïr

Ecrivain public
Dès notre installation au village, en 1954 si mes souvenirs sont bons, je travaillais en dehors de mes heures de classe dans une épicerie. Je n’étais ainsi plus obligé de m’adresser à mon père pour avoir de l’argent. Malgré moi, je devenais comptable et épicier en dehors de mes cours et, par la force des choses, écrivain-public pour beaucoup de villageois.
Écrire et lire des lettres. Mon père insistait pour que je ne demande jamais d’argent en contrepartie. «Tu feras cela pour daouat el waldin, daouat el kheir» (afin de recevoir les louanges pour le bien que tu as fait). Il n’était pas question de ne pas être d’accord, mon père m’aurait flanqué la correction du siècle. A peine avais-je terminé d’écrire que l’on me tendait généralement une pièce. Je la gardais parfois mais, la plupart du temps, la refusais de peur que mon père ne l’apprenne, et prononçais toujours ces phrases : Rabi inchallah, hamar el ouej, echadlek fi el waldine… (que Dieu te donne la santé et te garde tes parents), une formule de politesse très forte pour dire merci. Ce type de rapport entre l’argent proposé et l’écriture de la lettre était assez curieux. Une sorte de règle tacite et admise par tous : ils devaient me proposer une pièce que je devais refuser. Eux avaient le courage de me l’offrir et moi, celui de la repousser.
Par deux fois, plus tard, je retrouverai ce type de rapport. Avec ma mère tout d’abord : devenue très âgée, elle voulait que j’écrive pour elle une lettre à l’Administration, el houkouma, comme elle disait, afin de réclamer une augmentation de sa pension de retraite. Elle n’avait aucune idée de ses droits mais avait réalisé, à la suite d’une discussion, que sa voisine au village touchait plus qu’elle. La lettre terminée, elle me tendit une pièce avec le sourire. Comme si elle s’était rendue chez un taleb pour «se faire écrire» contre un mal quelconque. Les gens disaient et disent encore que, si l’on ne donne pas une pièce au taleb, le remède ne sera pas efficace. Une pratique similaire a lieu dans une région du pays lors d’une demande en mariage : la famille du garçon doit déposer sur le tapis des liasses de billets, témoignant ainsi de son courage, courage auquel est censé répondre un refus éventuel.
Encore enfant, je les rédigeais pratiquement seul, ces lettres qui étaient généralement destinées à un fils sous les drapeaux, à un émigré en France ou à la famille. Et ce n’était qu’après avoir écrit toute la lettre que je demandais ce qu’il fallait dire dedans. En effet, pour chacun, les mêmes phrases se répétaient toujours : «Je t’écris ces quelques lignes», ou bien, «je prends le stylo et une feuille de papier pour t’écrire ces quelques lignes et te faire connaître de mes nouvelles qui sont bonnes, et j’espère que ma lettre te trouvera également de même, grands et petits…» II me semble que j’ai écrit cela des milliers de fois. Pour une raison ou pour une autre, souvent lorsque j’étais absorbé par la lecture d’un illustré ou d’un livre, il m’arrivait de demander après une ou deux lignes seulement ce qu’il fallait dire avec précision. J’étais alors foudroyé du regard et de cette exclamation : «Termine d’abord au moins les deux pages, on verra après!» Voir des lignes s’écrire sur le papier les comblait de plaisir, plus il y en avait, plus ils étaient heureux. Il m’incombait, à moi qui savais lire et écrire et qui avait «les mains pour le stylo», de me débrouiller pour raconter quelque chose, pour dire ce que, eux, ils auraient dit, ce qu’ils pensaient. Cela devait être aussi clair dans ma tête que dans la leur. Dans cette société, dans ma société, on ne dit pas tout. II y a des choses qui se savent d’elles-mêmes ! Quel besoin d’expliquer ce qui est visible !
Parfois je comprenais, parfois non. Je ne savais pas encore que cela allait me suivre toute ma vie. Il est vrai que les longues lettres de ceux que l’on aime font toujours plaisir à recevoir, à lire et relire, us se rapprochaient soudain de mon oreille, chuchotaient, même quand nous étions seuls – et nous étions toujours seuls – une information précise que je devais transcrire dans la lettre, concernant des naissances, des mariages en préparation ou tant d’autres événements familiaux habituels. Quand il disait «la maison», ou encore « la tente », je comprenais qu’il s’agissait de leur femme. L’information que je notais dans la lettre restait un secret entre nous deux. La discrétion est une pierre angulaire de cette société. Et celui qui sait doit toujours prétendre qu’il ignore. Par humilité, mais aussi parfois pour en savoir plus, pour recueillir une autre version des faits.
Ces visages m’ont transmis un message qui n’a cessé de grandir dans mon esprit au cours des années : apprendre à maîtriser de plus en plus les sciences et les techniques pour être au service de mon peuple et de mon pays. Cette conviction m’a été d’un grand secours pour tenir, persévérer et résister dans les moments de découragement.
Et vous voulez, vous les égorgeurs, me trancher la tête, me séparer de ces gens là, de ces visages attachés à mes souvenirs d’enfance ? Vous voulez me terrifier pour me pousser à l’exil et me couper ainsi de mes racines, de ma société ?
J’étais pris de panique lorsqu’il me fallait lire des lettres administratives, surtout celles que mon père recevait. Comment traduire ? Des lettre avec des tableaux, des chiffres, des titres en gras, du jamais vu et, toujours, les mêmes interrogations : «Ce sont les impôts ? Ceux de la maison, de la rue, de l’eau?» Les questions pleuvaient alors que je déchiffrais péniblement ce grand titre, «Con-tri-bu-tions di-ver-ses…», et que mon regard angoissé cherchait une précision salvatrice, « contributions diverses de la maison », par exemple. Mon mutisme et mes hésitations provoquaient une réaction violente chez mon interlocuteur, accompagnée de cette expression diabolique : hamar ekrit el aama li amik, «espèce d’âne, ce que tu as appris n’est qu’obscurité et t’aveugle».
Pourtant, j’étais bon en lecture. Quand nous habitions la ferme du colon, madame C., sa femme, faisait lire son fils pendant que j’attendais sagement à côté qu’il ait terminé pour aller jouer avec lui. Paul butait parfois sur un mot, sur les syllabes difficiles ou composées, «ph», «h», «g»… Il «patinait», le pauvre, et je savais qu’une claque allait bientôt rougir sa joue, dans un bruit digne du fouet du gardien d’écurie que nous recevions parfois, et qu’il serait grondé vertement.
Pour motiver son fils, madame C. m’appelait pour lire à sa place. Je mettais un point d’honneur à faire mieux que Paul, surtout dans les endroits où il avait peiné. Pourtant, pendant nos jeux, en tête à tête, il me faisait promettre de commettre les mêmes erreurs que lui. Mais mon envie d’apparaître plus savant aux yeux de sa mère, de ne pas la décevoir, était trop forte. Il me demandait l’impossible.
Ah ! Comme madame C. était bonne et douce ! Elle avait un cœur d’or. Quand elle me voyait pleurer parce que l’un de mes frères ou un grand m’avait frappé, elle m’appelait et me donnait du chocolat. Souvent, j’allais cueillir des fleurs pour elle et j’obtenais, chaque fois, des sucreries en récompense. A croire qu’elle en avait un stock chez elle.

 

 

Académie des écrivains publics de Suisse